François Mottais, Éloges de Matthias Corvin, roi de Hongrie, en guerrier (Laudes bellicae d’Alessandro Cortesi, suivies de deux épigrammes de Girolamo Balbi). Introduction, édition et traduction, éd. Chemins de tr@verse, coll. Chartae neolatinae, 2024

François Mottais, Éloges de Matthias Corvin, roi de Hongrie, en guerrier (Laudes bellicae d’Alessandro Cortesi, suivies de deux épigrammes de Girolamo Balbi). Introduction, édition et traduction, éd. Chemins de tr@verse, coll. Chartae neolatinae, 2024, 152 p.

Cet ouvrage propose une édition et une introduction d’un groupe de poèmes néo-latins composés pour célébrer la gloire militaire de Matthias Corvin, roi de Hongrie (1458-1490). Le premier, composé par un humaniste italien proche de la papauté, Alessandro Cortesi, s’étend sur près de 1200 hexamètres d’une facture très classique et retrace les principaux faits d’armes de Matthias Corvin : lutte contre les Hussites, contre les Turcs et contre le Saint-Empire. Les deux autres poèmes, bien plus brefs, sont le fait de Girolamo Balbi, humaniste itinérant qui a parcouru presque toute l’Europe au cours de sa longue carrière. La première épigramme, dédiée à Matthias Corvin, s’apparente à une récriture miniaturisée de l’œuvre de Cortesi. Ce procédé est tout aussi net dans la seconde épigramme, Balbi ayant pratiqué l’auto-plagiat pour composer un nouveau poème à la gloire d’un destinataire différent, Maximilien de Habsbourg. Le rapprochement de ces trois œuvres éclaire les pratiques d’écriture des humanistes de la fin du XVe siècle, fondée sur une imitation libre d’une multitude d’auteurs classiques, mais aussi sur la reprise d’œuvres poétiques contemporaines.

 Cette recension a été publiée dans le Bulletin de liaison n°22 (2024) de la SEMEN-L (p. 48).

Albert le Grand, Les animaux, livre XXIV, Les poissons : texte annoté, traduit et commenté par B. Gauvin

Albert le Grand, Les animaux, livre XXIV, Les poissons : texte annoté, traduit et commenté par B. Gauvin (https://ichtya.unicaen.fr/lab/bibliotheque/sommaire/AM_lat.html                                                                                                                                    et https://ichtya.unicaen.fr/lab/bibliotheque/sommaire/AM_fr.html )

La bibliothèque numérique Ichtya donne à lire les grands textes latins d’ichtyologie, parfois accompagnés d’une traduction originale. Après avoir accueilli en 2023 les livres VI et VII du Liber de naturis rerum de Thomas de Cantimpré, annotés, commentés et traduits par B. Gauvin, C. Jacquemard et M-A. Lucas- Avenel, elle a accueilli cette année une autre publication médiévale majeure, le livre XXIV du De animalibus d’Albert le Grand. En 139 chapitres, Albert le Grand revisite la matière fournie par Thomas de Cantimpré en lui ajoutant nombre de considérations touchant spécifiquement l’Allemagne. Il est intéressant de voir aussi comment Albert le Grand introduit la primauté de l’observation personnelle, notamment dans son célèbre chapitre sur les baleines. Comme tous les textes publiés dans la bibliothèque numérique Ichtya, le texte latin du De aquaticis comporte l’identification des sources textuelles et celle des espèces citées avec renvoi au thesaurus ; il est accompagné d’une traduction française commentée.

 Cette recension a été publiée dans le Bulletin de liaison n°22 (2024) de la SEMEN-L (p. 48).

Jean-Yves Tilliette, Littérature latine du Moyen Âge. Les jeux d’une langue poétique, Paris, éditions Honoré Champion, coll. Essais sur le Moyen Âge (n° 79), 2024

Jean-Yves Tilliette, Littérature latine du Moyen Âge. Les jeux d’une langue poétique, Paris, éditions Honoré Champion, coll. Essais sur le Moyen Âge (n° 79), 2024, 358 p.

Les seize études recueillies dans ce volume entreprennent d’explorer certaines des contrées qui composent un continent aujourd’hui oublié de notre ancienne littérature : la poésie latine du Moyen Âge. Elles entendent le faire en adoptant le point de vue de la critique littéraire tout autant que celui de l’analyse philologique et historique. Car la langue savante ne s’est pas alors cantonnée aux usages de la pratique documentaire et de la philosophie scolastique. Elle est aussi créatrice généreuse de formes et de récits. Elle a même d’autant plus vocation à s’incarner sous les espèces de la littérature qu’elle n’est plus langue naturelle. Dès lors, elle peut cultiver en toute liberté les effets du « second degré » et entretenir un dialogue fécond et souvent plein d’esprit, tantôt drôle tantôt sérieux, avec l’œuvre des grands anciens, Virgile ou Ovide, et les témoins les plus brillants des jeunes littératures vernaculaires, poèmes des troubadours ou Roman de Renart. Voilà les jeux de paroles et de sens que l’on s’efforce d’illustrer ici d’exemples variés.

 Cette recension a été publiée dans le Bulletin de liaison n°22 (2024) de la SEMEN-L (p. 48).

La Bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux du XIIe au XVIIIe siècle, Tome II, manuscrits conservés, 4ème partie, sous la direction de Caroline Heid et Jean-Pierre Rotschild, Paris, CNRS Editions, 2024

La Bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux du XIIe au XVIIIe siècle, Tome II, manuscrits conservés, 4ème partie, sous la direction de Caroline Heid et Jean-Pierre Rotschild, Paris, CNRS Editions, 2024, 424 p.

La bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux fut un centre de première importance de la vie spirituelle et intellectuelle en France et en Europe au Moyen Âge. André Vernet en a édité les anciens catalogues en 1979 dans la collection « DER » (La bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux du XIIe au XVIIIe siècle, t. I) et ses collaborateurs de la section de codicologie de l’IRHT, Jean-Paul Bouhot et Jean-François Genest, y ont publié en 1997 les notices descriptives de plus de la moitié des mille et quelques manuscrits subsistants du catalogue de 1472 : t. II, 1re partie, Manuscrits bibliques, patristiques et théologiques. La section latine de l’IRHT a continué ce programme à partir de 2007, ayant à décrire de nombreux recueils de pièces multiples : florilèges, sermonnaires, collections hagiographiques, livres liturgiques. En 2021 est paru sous la direction des présents éditeurs le tome II, 3e partie, Sermons et instruments pour la prédication (prix Duchalais de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 2023), premier publié de quatre volumes qui couvriront en outre, selon l’ordre des cotes du catalogue de 1472, d’autres manuscrits de sermons (t. II/2) ; diverses disciplines (t. II/4, ce volume) ; la liturgie (t. II/5).

147 manuscrits sont ici décrits, de droit (66), médecine (8), grammaire (12), logique (5), rhétorique (9), poésie (15), philosophie (25), usages monastiques (7). Le détail des notices est de nature à éclairer l’histoire de l’enseignement du droit à Paris et à Orléans, les traditions de gloses des textes classiques et philosophiques, la prosopographie de Clairvaux et enfin l’histoire de sa bibliothèque, en partie le produit de son scriptorium, mais aussi ensemble organisé et vivant du XIIe au XVIIIe siècle.

 Cette recension a été publiée dans le Bulletin de liaison n°22 (2024) de la SEMEN-L (p. 47-48).

Sylvie Lefèvre, La Magie du codex. Corps, folio, page, pli, cœur, Paris, Les Belles Lettres, 2023 (Claire Absil)

Sylvie Lefèvre, La Magie du codex. Corps, folio, page, pli, cœur, Paris, Les Belles Lettres, 2023, 291p. (recension originellement publiée sur le site d’Antiquité-Avenir, août 2024)

 Cette recension de Claire Absil a été publiée dans le Bulletin de liaison n°22 (2024) de la SEMEN-L (p. 46-47).

En ouvrant La Magie du codex, on s’attend à une nouvelle histoire du livre venant compléter les nombreuses études qui existent sur le sujet, telles que L’apparition du livre de Lucien Febvre (1958), l’Histoire du livre de Bruno Blasselle (1997), ou encore La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur de Roger Chartier (2015). L’autrice, Sylvie Lefèvre, est d’ailleurs familière du sujet : chercheuse associée de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, elle a elle-même édité dans de prestigieuses maisons d’éditions françaises différents textes du Moyen Age, par exemple, Le Roman de Renart et textes épigones en 1998, aux éditions Gallimard, dans la Pléiade ; ou encore L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, édité avec Nicole Cazauran, en 2013, aux éditions Champion. Or, un simple coup d’œil sur le sommaire nous révèle le véritable enjeu de l’ouvrage, centré sur la matérialité même de l’objet livre depuis son « ouverture » (p.17-61) jusqu’à son « envol » (p.247-253) après la lecture.

La Magie du codex se compose de chapitres thématiques, qui portent sur les caractéristiques de l’objet livre. L’autrice présente ainsi diverses trouvailles des copistes d’autrefois, et des imprimeurs d’aujourd’hui pour jouer avec les contraintes matérielles du livre : pages, plis, trous dans la page, reliure… Pour illustrer ses exemples, elle puise dans divers registres et diverses époques. À première vue, le tout pourrait sembler hétéroclite ; mais en réalité, à travers cet ouvrage ludique, Sylvie Lefèvre invite le lecteur à se plonger dans ceux qu’elle cite, et à se montrer attentif aux moindres détails. L’ouvrage se divise en six chapitres, « Ouvertures », « Seuils », « Plans et affichages », « Entre les pages », « La magie du pli », et « L’envol. De l’architecture à l’anatomie ». Les deux premiers chapitres, « Ouvertures » (p. 15-63) et « Seuils » (p. 65- 97), nous font progressivement entrer dans le livre. « Ouvertures », le plus technique de tous, explique quelles ont été les conséquences de l’apparition du codex, apparu progressivement au cours des Ier et IIe siècles, lors d’une « lente révolution ». Ensuite, Sylvie Lefèvre explique précisément les caractéristiques matérielles du codex ; pour éclairer son propos, elle n’hésite pas à recourir à des schémas ou à des photographies. On comprend ainsi la spécificité du codex inventé en Occident : il se distingue non seulement du volumen, mais aussi des inventions ayant eu lieu en Chine, à savoir le « livre accordéon », apparu sous la dynastie Tang (618-907), ou le « livre papillon », variante du livre codex, présentant des feuilles assemblées différemment, et apparu à la fin de la même époque et au début de la dynastie Song (907-1279). Enfin, l’autrice rend compte d’éléments qui, loin d’être anecdotiques, sont le résultat de réflexions du copiste, puis de l’éditeur actuel. En effet, dès ce premier chapitre, notre attention est attirée sur des éléments qui pourraient paraître secondaires : la pagination ; la première page d’un chapitre, toujours à droite ; la page de titre, assortie de nombreuses informations… Sylvie Lefèvre change notre regard sur ces éléments qui, d’ordinaire, n’accrochent pas le regard : ainsi, il n’y a pas toujours eu de pagination ; de même, la page de titre, qui nous paraît aujourd’hui être un passage obligé, n’existe pas dans les manuscrits occidentaux, qui commencent par l’incipit, ou par un intitulé plus ou moins long, comme « Ci commence le Roman de la Rose ». Autrefois, les informations principales apparaissaient plutôt à la fin du volume, dans le colophon, qui donnait le nom de l’auteur, le titre, l’identité du copiste et celle de son commanditaire, la date et le lieu de copie. Dans le deuxième chapitre, « Seuils », Sylvie Lefèvre évoque divers éléments signalant l’entrée dans le livre ou dans un nouveau chapitre : une gravure, une enluminure, une illustration… ou encore un texte à l’adresse du lecteur, comme dans La Fée aux miettes (1832) de Charles Nodier. Dans tous ces éléments, elle met en lumière l’emploi régulier et continu de la métaphore architecturale depuis la célèbre formule horatienne : Exegi monumentum aere perennius / Regalique situ pyramidum altius (Odes, III, 30 « J’ai achevé un monument plus durable que le bronze / plus haut que les pyramides des rois »). Le livre est alors représenté comme un monument dans lequel on entre ; la dimension architecturale peut être signalée dès le titre de l’œuvre – par exemple, La Cité des Dames de Christine de Pizan (1404-1405), ou Le Temple de Boccace de Georges Chatelain (1463-1464) – mais peut aussi apparaître de manière plus subtile, plus fine. Ainsi, dans le texte de La Fée aux miettes, pour déprécier ironiquement son ouvrage, le narrateur propose l’analogie entre son livre et un labyrinthe : il fait alors allusion à ce motif qui figurait à l’entrée ou à la sortie des livres les plus anciens, comme pour protéger les seuils du volume. Enfin, certaines enluminures désignent clairement la séparation entre le monde extérieur et le monde du livre : par exemple, dans le Livre d’heures de Marie de Bourgogne, deux enluminures font figurer, au premier plan, l’espace de la lecture, de la prière, et au second plan, l’espace représenté par le livre de prière (Vienne, ÖNB 1857, f. 14v, Livre d’heures dit de Marie de Bourgogne, Maître de Marie de Bourgogne, fin des années 1470) ; de même, un frontispice d’une édition de Strabon du XVe siècle fait voir la remise du livre en mains propres à son destinataire (Albi, Bibliothèque municipale 77, ff. 3v-4, 1459. Strabon, De Situo orbis geographia, traduction en latin par Guarino de Vérone, peintures de Giovanni Bellini et copiste padouan). Les quatre derniers chapitres prennent plutôt la forme de florilèges thématiques, éclectiques, qu’on pourra lire de manière linéaire ou bien en suivant son instinct, guidé par telle ou telle image. Tous portent sur le jeu entre le texte et la matérialité du livre. Les troisième et cinquième chapitres sont particulièrement amusants à lire : on y voit comment le copiste, ou l’auteur, réussit à créer le livre à l’image de son support. « Plans et Affichages » (p.98-145) montre comment un auteur peut tirer parti de défauts du papier. Ainsi, au siècle dernier, James Joyce conserve volontairement dans son roman Ulysse une phrase inversée, apparue parce que l’encre avait traversé la page ; un autre exemple, plus ancien, est celui d’un manuscrit unique datant du XIIIe siècle, le conte intitulé Le Roman du roi Flore et de la belle Jehanne : il y est relaté le viol de Jeanne autour d’un trou de la page. De surcroît, un passage entier peut être construit autour d’un jeu entre le texte et la matérialité du livre, comme l’ouvrage pour enfants percé en son centre, Le livre qui avait un trou (2000) ; on peut citer nombre de livres d’enfants construits sur ce procédé, par exemple, ceux qui proposent de faire bouger des personnages en leur sein, grâce à des languettes de papier. Parfois, cependant, les particularités visuelles du livre, ajoutées ou non, servent surtout d’ornementation. Ainsi, dans le Livre d’heures de Marie de Bourgogne (1477), cité plus haut, de nombreux dessins en trompe l’œil donnent une impression de volume, grâce à des motifs ajoutés en marge du texte. Comme un interlude entre les troisième et cinquième chapitres, le quatrième se focalise sur ce qui est « Entre les pages » (p.145-199). Sont alors mentionnés les objets utilisés pour marquer l’endroit où on s’est arrêté : quand on ne garde pas la page avec la main, on utilise les objets dont on dispose, un signet (parfois fixé au livre grâce à la pipe en métal le long de la reliure), un ruban, une fleur, un papier ordinaire… à défaut, on fait une « corne » ou une « oreille » à la page. Apparaissent aussi les objets insérés dans le livre, souvent pour protéger les images, dans les livres religieux et autres : des « serpentes », papiers transparents, ou des voiles en tissu. L’avant-dernier chapitre, intitulé « La Magie du pli » (p.200-243) présente divers jeux sur la forme du livre. Ce peut être un jeu sur le pli qui divise une double page ; sur la ligne qui sépare les cases d’une bande dessinée ; sur la couture du livre ; ou sur la forme même de l’ouvrage. C’est dans ce chapitre qu’est évoquée l’image qui fait la couverture du livre : le Livre d’heures à l’usage d’Amiens (Paris, BnF lat. 10536, 16,5 x 9 cm), livre en forme de cœur. Enfin, l’autrice commente aussi une illustration qui aurait échappé à un lecteur peu vigilant, dans le Camp de la place royalle (1612), où sont présentés dans une double page les portraits de deux souverains destinés à s’unir : à gauche, Louis XIII, et à droite, Anne d’Autriche, infante d’Espagne. Ainsi, fermer le livre, c’est reproduire leur embrassade ! Le livre s’achète sur une note poétique, avec le thème de « L’envol. De l’architecture à l’anatomie » (p.244-253). Surgissent, tour à tour, des livres personnifiés, voire humanisés. On y découvre Ovide faisant ses adieux à son livre dans les Tristes (I,1), ou encore le livre du Champion des dames de Martin Le Franc (1442), se plaignant des blessures que lui ont causées des courtisans du duc de Bourgogne ; ou enfin Cent mille milliards de poèmes de Queneau (1961), dont les dizaines de languettes se dressent comme des cheveux à l’ouverture du livre ; ainsi émancipé, le livre peut alors prendre lui-même son envol, à l’instar de la colombe-livre qui fait l’affiche du 32e salon du Livre de 2012. À la suite de l’autrice, on peut s’exclamer : « Scripta volant, verba manent » !

Claire Absil

 Cette recension de Claire Absil a été publiée dans le Bulletin de liaison n°22 (2024) de la SEMEN-L (p. 46-47).

La Fabrique de Vésale et autres textes, par Jacqueline Vons et Stéphane Velut

La Fabrique de Vésale et autres textes, par Jacqueline Vons et Stéphane Velut : https://www.biusante.parisdescartes.fr/vesale

Le livre II, consacré à la myologie, vient s’ajouter aux livres déjà parus et aux préfaces des autres ouvrages. Particulièrement long et complexe, il s’adresse aussi bien aux anatomistes (avec les protocoles de dissections) qu’aux artistes de son temps, intéressés par la compréhension et la représentation du mouvement. Il constitue également un outil indispensable pour l’étude du vocabulaire anatomique en latin au XVIe siècle.

Cette recension a été publiée dans le Bulletin de liaison n°21 (2023) de la SEMEN-L (p. 44).

Le dialogue de l’Antiquité à l’âge humaniste, péripéties d’un genre dramatique et philosophique, sous la direction d’Alice Bonandini, Laurence Boulègue et Giorgio Ieranò, Classiques Garnier, Paris, 2023

Le dialogue de l’Antiquité à l’âge humaniste, péripéties d’un genre dramatique et philosophique, sous la direction d’Alice Bonandini, Laurence Boulègue et Giorgio Ieranò, Classiques Garnier, Paris, 2023, n° 565, 508 p. ; broché, ISBN 978-2-406-14338-3 ; 54 €.

Cet ouvrage collectif propose d’étudier les péripéties du genre dialogique, entre théâtre et philosophie, en trois volets consacrés à son écriture dans l’Antiquité grecque et romaine et à ses mutations au Moyen Âge et à l’âge humaniste. C’est aux XVe et XVIe siècles que le dialogue est constitué en tant que genre autonome, à la fois distinct du théâtre et de la philosophie traditionnelle universitaire, tout en conservant les particularités et ambivalences de sa double genèse depuis l’Antiquité grecque. Issu de deux colloques internationaux organisés à l’université de Picardie – Jules-Verne et à l’université de Trente, le présent ouvrage propose d’étudier les péripéties du dialogue de l’Antiquité à la Renaissance, où s’élabore tardivement chez les humanistes la réflexion théorique sur ce genre hybride, dramatique et philosophique.

Cette recension a été publiée dans le Bulletin de liaison n°21 (2023) de la SEMEN-L (p. 44).

Matilde Icardi, Voci di donne umaniste, Dialoghi di Laura Cereta e Olimpia Fulvia Morata, Edizioni dell’Orso, coll. Ciceronianus, Scrittori latini per l’Europa, Alessandria, 2022

Matilde Icardi, Voci di donne umaniste, Dialoghi di Laura Cereta e Olimpia Fulvia Morata, Edizioni dell’Orso, coll. Ciceronianus, Scrittori latini per l’Europa, Alessandria, 2022. ISBN : 978-88-3613-319- 2 ; 20 €.

Cette nouvelle traduction – la première en Italie – d’un choix de dialogues de Laura Cereta (1469-1499) et Olimpia Morata (1526-1555) nous permet de comprendre comment se répondent les œuvres de deux humanistes éloignées à bien des égards, mais unies par leur passion pour l’étude des classiques et leur revendication de la citoyenneté à part entière, pour les femmes, au sein de la République des Lettres.

Cette recension a été publiée dans le Bulletin de liaison n°21 (2023) de la SEMEN-L (p. 44).

Alain de Lille, Anticlaudianus, éd. et trad. par F. Rouillé, Genève, Droz, 2023 (Pascale Bourgain)

Alain de Lille, Anticlaudianus, édité et traduit par Florent Rouillé, Genève, Droz, 2023. In-8°, 828 p. ISBN : 978-2-600-06335-7

 Ce compte-rendu de Pascale Bourgain a été publié dans le Bulletin de liaison n°21 (2023) de la SEMEN-L (p. 44-46).

« S’attaquer à l’Anticlaudianus demande un certain courage, tant l’auteur reste secret, son style complexe et ses intentions bien masquées. Les anglosaxons s’y sont déjà essayés à trois reprises, sans réduire toutes les perplexités qui grèvent sa compréhension, mais ceci est la première traduction française. L’édition est celle de Bossuat, avec quelques retouches notamment pour la ponctuation, mais il faut se reporter à celle- ci pour tout détail sur la tradition du texte, les retouches étant généralement celles suggérées par l’édition de Sheridan.

Indubitablement, l’ouvrage est le résultat de longues années de recherche, illustrées par des articles antérieurs. De cette longue maturation, il reste quelque chose, qui ne rend pas l’exploitation de cet ouvrage plus facile. Sans parler du décalage du compte des vers au prologue du livre I, apparemment inclus dans la numérotation des vers tardivement, cette rectification n’ayant pas toujours été répercutée, un manque de coordination entre les différentes parties fait que le texte est traduit et donc commenté différemment en différents endroits, introduction, édition et notes, dénotant des changements de parti en cours de rédaction. Par exemple, l. IX, v. 411, le texte porte ad hoc comme l’édition Bossuat, la traduction choisit adhuc d’une partie des manuscrits, la n. 202 affirmant qu’est retenue la version adhuc, qui n’est pas reportée dans le texte. Généralement la traduction du corps de l’ouvrage semble plus mûrie que celle de l’introduction (comparer p. 192 et 514). C’est pourtant celle-ci qui est commentée. Et il est troublant de trouver fréquemment des interprétations divergentes dans l’introduction et dans les notes, ou même un texte latin différent (197 et 573).

Comme il se doit, l’introduction commence par mettre en place la personnalité de l’auteur, ce qui n’est pas chose facile. Il y a plusieurs Alain de Lille, le théologien, le philosophe et le poète, mais de plus, pour les biographes acharnés à trouver son état civil, celui qui est né à Lille et a été connu comme enseignant à Paris et un moment à Montpellier, l’anglais qui a fait carrière auprès de Thomas Becket qui a été écarté après sa mort (Alain de Tewkesbury), dernièrement un autre né en Bretagne. Enterré à Cîteaux en 1203, c’est la seule chose à peu près sûre. Fl. Rouillé tente de débrouiller cet écheveau en présentant les hypothèses successives et leurs inconvénients, sans vouloir exclure totalement aucune possibilité. (Remarquons que, si Alain se désigne comme magister Alanus, cela signifie qu’il est au moins maître ès arts, qu’il est donc obligatoirement clerc, ayant reçu les ordres mineurs, et que l’expression « entrer dans les ordres », pour un clerc qui entre au monastère, est impropre. La carrure sociale d’un grand clerc capable d’enseigner, de prêcher, d’écrire des ouvrages théologiques, même s’il n’est pas inscrit parmi les maîtres en théologie tenant chaire, lui ouvre nombre de fonctions et de positions.)

Le titre lui-même du poème est volontairement une énigme, même pour les premiers lecteurs et commentateurs. Anticlaudianus peut faire référence au Contra Rufinum du poète Claudien, mais Fl. Rouillé montre qu’Alain connaît fort bien aussi Claudien Mamert, auteur au Ve siècle d’un De statu animae, et qu’il a pris (silencieusement) le thème de l’un (le concile des Vices, qu’il transforme en concile des Vertus) et le sujet de l’autre. Il montre ensuite l’influence de l’Ars versificatoria de Mathieu de Vendôme, seul art poétique médiéval antérieur à l’Anticlaudianus, notamment pour les descriptions et l’allégorie ; l’écho de la Cosmographia de Bernard Silvestre et celui de Martianus Capella ; l’influence stylistique de Sidoine Apollinaire ; le souvenir, qu’il juge conflictuel, de la Psychomachia de Prudence ; le tout en pleine liberté, car l’imitation est le nom que donnent les médiévaux à leur (re)création poétique. Bon lecteur de Genette, Fl. Rouillé appelle palimpseste cette façon de s’approprier et de réécrire, et détaille les divers hypotextes pour conclure qu’en cherchant à combiner les doctrines chartraines à tendance platoniciennes avec la théologie, dans une épopée combinant « les formes apparentes de la littérature païenne et la profondeur des dogmes chrétiens » (p. 207), il a renouvelé la démarche intellectuelle de Claudien Mamert et son intégration d’idées platoniciennes à la doctrine chrétienne.

Je voudrais, parce que cela a une conséquence sur l’interprétation générale, revenir sur un passage de la préface. Bien que la traduction de celle-ci ait fait l’objet de plusieurs versions, l’une en introduction, l’autre dans le corps de l’ouvrage, elles ne me satisfont toujours pas, et j’en reviens en la précisant à la version que j’en avais donnée en 2005 (Le latin médiéval, Atelier du médiéviste, p. 518). Reprenons le texte :

Quae ad hoc opus non nauseantis animi fastidio ductus, non indignationis tumore percussus, sed delectatione novitatis illectus, lector accedat, ut, quamvis liber vernantis eloquii purpuramento non floreat et fulgurantis sententie sydere non clarescat, tamen in fragilis calami tenuitate mellis possit suavitas inveniri, et arescentis rivuli modicitate sitis ariditas temperari ; in hoc tamen nulla vilitate plebescat, nullos reprehensionis morsus sustineat, quod modernorum redolet ruditatem, qui et ingenii preferunt florem et diligentie efferunt dignitatem, cum pigmea humilitas excessui superposita giganteo, altitudine gigantem preveniat et rivus a fonte scaturiens in torrentem multiplicatus excrescat.

Il est évident que c’est le livre, dernier cité, et non le lecteur, qui est le sujet des verbes plebescat et sustineat, comme dans les deux traductions proposées (p. 107 et 248), parce que la phrase a été tournée de façon que le lecteur devienne aussi le sujet des tournures passives suavitas inveniri et ariditas temperari. Or, puisque le livre est le sujet de plebescat et sustineat (ce qui évite d’avoir à torturer la traduction de sustineat, ‘que le lecteur ne retienne aucune critique mordante’, et d’interpréter in hoc comme ‘dans ce livre’, alors que c’est simplement l’annonce de quod), il est aussi le sujet de redolet, à l’indicatif, qui est traduit par un conditionnel, ‘parce qu’elle sentirait’, p. 108, et par une tournure verbale, ‘contre le grossier parfum des modernes’, p. 248. Mais c’est bien le livre d’Alain qui est moderne (comme l’indique l’indicatif), et le vocabulaire de la description des modernes peut aussi bien être pris en bonne part qu’en mauvaise. De ce fait l’allusion topique aux nains sur les épaules des géants est entièrement positive, elle ne fait que continuer, très naturellement, le topos de modestie par l’espoir d’aller plus loin encore que les prédécesseurs, en valorisant la nouveauté, sans qu’il soit besoin de considérer qu’Alain la déconstruit ou la renverse. Je propose :

Que (sans dégoût ni indignation…), mais charmé par le plaisir de la nouveauté, le lecteur aborde cet ouvrage en sorte que, bien que ce livre ne soit pas fleuri des couleurs d’un langage printanier et ne brille pas de l’éclat d’une pensée fulgurante, la douceur du miel cependant se puisse rencontrer dans la minceur de mon fragile roseau, et l’aridité de la soif se tempérer dans le peu d’eau de mon faiblissant ruisseau ; que [ce livre] cependant ne soit avili par aucune dépréciation, qu’il ne supporte aucuns reproches mordants du fait qu’il respire la rude simplicité des modernes : ceux-ci montrent la fine fleur de leur talent et démontrent la haute valeur de leur recherche, puisque la petite taille d’un pygmée, ajoutée à la taille démesurée d’un géant, dépasse celle-ci, et que le ruisseau jaillissant de la source grossit, transformé en torrent (ce qui est exprimer sa confiance dans les capacités futures du ruisseau au faible débit, arescentis rivuli, de son inspiration).

Voir dans ces termes une condamnation méprisante des poètes modernes oblige en sus à expliquer pourquoi la comparaison des nains sur les épaules des géants est ici dévalorisante, et à conclure qu’Alain la détourne avec malice (p. 108). Mais c’est lire le texte avec des parti pris d’interprétation. L’expression modernorum ruditatem a été rapprochée des mauvais poètes, identifiables avec Joseph d’Exeter et Gautier de Châtillon, vilipendés en I, 174-179. Mais ils n’y sont aucunement appelés poètes modernes, au contraire, il découle de la préface, lue selon la syntaxe, que la modernité est celle de l’Anticlaudianus, qui se réclame en tout cas à plusieurs reprises de sa nouveauté de conception : les deux mots (novitas, modernitas) sont une variation lexicale. Les anciens, ce sont ses concurrents qui reprennent des sujets antiques. Alain identifie la nouveauté qu’il revendique et la modernité. On pourrait même voir dans le vers 1 du prologue (Autoris mendico stilum) sa compréhension de l’apologue des nains et des géants et de l’appropriation qu’il fait de l’héritage littéraire : il demande à l’auteur reconnu (Claudien) son stilet, au poète (Claudien, Prudence ?) ses ornements stylistiques (et en conséquence, le passage au statut d’auteur, mais avec l’humilité requise), pour les renouveler par la joyeuse nouveauté de l’écriture (scribendi novitate gaudet, v. 9).

Ainsi les considérations, souvent reprises, sur le dédain d’Alain envers « la facilité des poetæ moderni à produire leurs textes, dont le clinquant n’est que superficiel, sans profondeur de sens » (p. 781), sont des extrapolations. L’utilisation d’une junctura horacienne pour qualifier Ennius/Joseph d’Exeter ne suffit pas non plus à conclure qu’il lui reproche son incorrection métrique, alors qu’il lui reproche clairement son sujet. Malgré les ‘manifestement’, les ‘on en déduira’, les ‘semble donc’, les interprétations qui fondent l’analyse littéraire sont à prendre avec la plus grande prudence, y compris celles qui portent sur d’autres auteurs, comme un passage de Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, p. 106, où un contresens sur un mot (l’adverbe metrice, pris pour un nominatif pluriel ; voir une traduction différente p. 140) transforme une condamnation des exercices scolaires de réécriture en vers en retour à des formes métriques classiques. On ne s’attardera pas sur d’autres traductions inexactes, étant donné la difficulté et la longueur du texte ; certaines n’ont d’ailleurs guère d’importance pour l’interprétation, mais il faut se rappeler le risque de construire sur du sable en se fiant trop à une traduction. Les nombreuses références à la malice ou à l’ironie d’Alain, qui constamment ‘déconstruit’ ou ‘renverse’, devraient nous rappeler que bien souvent nous supposons de l’ironie lorsque nous avons du mal à comprendre.

On se méfiera de même de certaines interprétations qui, à force d’être reprises, finissent par gagner une vraisemblance que leur origine ne justifie pas. L’opposition aux Plantagenêts est de ce nombre. Elle ne repose que sur l’identification de Néron, Midas, Ajax, Pâris et Davus à Henri II et à ses quatre fils (I, v. 180- 192), pourtant présentée avec réticence (p. 305), ce qui n’empêche pas de parler de l’allégorie politique que représente ce passage comme évidente (p. 110, n. 339), et de le prendre en considération comme renforçant l’identification avec Alain de Tewkesbury, protégé de Becket et opposé à Henri II. (Il est possible que l’identification de l’Homo novus avec Philippe Auguste, qui a été tentée par des historiens, joue aussi, bien qu’elle ne puisse être prise au sérieux en regard de l’orientation philosophique de l’allégorie.) Mais si l’identification des mauvais poètes avec ses rivaux littéraires est claire et bien inscrite dans le texte, celle avec des princes détestés serait bien peu perceptible : il est plus probable qu’Alain a tout simplement eu besoin, pour figurer la dégénérescence qu’il déplore, de figures négatives, traditionnellement représentant par antonomase tyrannie, avidité, brutalité, luxure et laideur, à opposer aux modèles positifs qu’il vient d’énumérer. Il faudrait des intentions politiques contemporaines plus nettes (et justement Alain de Lille ne dédicace son œuvre à personne, joue de l’intemporalité, se tient en dehors apparemment de tout réseau) pour en conclure à une prise de position anti-Plantagenêt.

Malgré la prudence nécessaire, l’ouvrage rendra les plus grands services, notamment pour la mise en place des sources et leur combinatoire. S’être donné la peine de comparer avec les autres œuvres d’Alain de Lille et notamment la Summa Quoniam homines, permet de se faire une idée bien documentée de ses conceptions et de son usage des mots, en donnant à sa personnalité une cohérence autrement difficile à percevoir. La partie de l’introduction qui montre que le titre renvoie sans doute aux deux Claudiens, connus et utilisés par Alain, et l’analyse des différents éléments de réécriture et de renouvellement fournis par cet ouvrage complexe et d’une richesse stylistique et conceptuelle exceptionnelles, est d’un très grand intérêt. Fl. Rouillé donne des clés qui fournissent une voie d’accès pour ne pas se noyer en plongeant dans l’univers fourmillant d’Alain de Lille, et même si les intentions de ce dernier ne sont pas encore toutes fermement établies, la grille de lecture est assurément fort enrichie ».

Pascale Bourgain

Agrippa d’Aubigné, Œuvres, Tome VIII – Poésies politiques, satiriques, Poemata, Poésies de Constant d’Aubigné, Édition de Jean-Louis Charlet, Béatrice Charlet-Mesdjian et Jean-Raymond Fanlo, Paris, Classiques Garnier, Textes de la Renaissance, N° 241, 2022, 722 p., 15 x 22 cm, broché : ISBN 978-2-406-12147-3 ; relié : ISBN 978-2-406-12148-0.

Agrippa d’Aubigné, Œuvres, sous la direction de Jean-Raymond Fanlo, Marie-Madeleine Fragonard et Gilbert Schrenck : Tome VIII – Poésies politiques, satiriques, Poemata, Poésies de Constant d’Aubigné, Édition de Jean-Louis Charlet, Béatrice Charlet-Mesdjian et Jean-Raymond Fanlo, Paris, Classiques Garnier, Textes de la Renaissance, N° 241, 2022, 722 p., 15 x 22 cm, broché : ISBN 978-2-406-12147-3 ; relié : ISBN 978-2-406-12148-0.

Ce tome contient la première édition critique de la poésie politique, satirique et ludique d’Agrippa d’Aubigné, ainsi que de la poésie latine, avec traduction. Des inédits sont publiés, de fausses attributions sont réfutées. Des pans méconnus ou ignorés d’une œuvre poétique majeure se révèlent.

Source : Cette recension a été publiée dans le Bulletin de liaison n°20 (décembre 2022) de la SEMEN-L (p. 42).